Mieux comprendre la culture Lambda
Dépasser les implicites culturalistes dans les demandes de formation interculturelle.
Les institutions et les entreprises auprès desquelles nous intervenons ont souvent de bonnes raisons de questionner les enjeux de la diversité culturelle dans leurs activités. Qu'il s'agisse des manières d'être parent, des conceptions de la santé, des représentations du féminin et du masculin, des pratiques éducatives, commerciales, religieuses, culinaires ou linguistiques, l'espèce humaine entretient cette habitude tenace de multiplier les manières d'être au monde, ici, ailleurs, hier et aujourd'hui. Les normes des uns pouvant fréquemment apparaître comme l'anormal des autres, il est légitime de considérer que chaque professionnel puisse avoir besoin de réfléchir concrètement à ses conceptions de l'altérité, à l'exercice de son métier dans un contexte pluriel, cosmopolite, hétérogène, à la manière par laquelle l'institution, l'association ou l'entreprise au sein de laquelle il travaille est en capacité de remplir ses missions en tenant compte de la diversité culturelle.
Ethnologue de formation, je me suis souvent senti mal à l'aise avec certaines demandes institutionnelles formulées en termes de « populations » ou de « public » notamment celles dont les intitulés de formation déclinent un sempiternel : « Mieux comprendre la culture lambda ». Avec une tel menu, une série de présupposés culturalistes participent d'emblée à la recette attendue jusqu'à l'obtention d'un bon paradoxe:La culture lambda serait descriptible et connaissable, d'ailleurs l'intervenant la connaîtrait, et serait en mesure de la décrire et de l'expliquer afin que les participants puissent la comprendre Les participants ne comprennent pas, ou peu, cette culture, qui leur serait donc extérieure. Il y aurait dans l'environnement professionnel des participants des porteurs de culture lambda, ou des personnes d'origine lambda dont les comportements pourraient être élucidés par une meilleure connaissance de leur lambdattitude.
Les Lambdas peuvent donc être désignés en tant que tels, mais ils ne seraient pas en mesure d'expliciter eux-mêmes leurs comportements culturels, pas plus que les professionnels n'oseraient leur poser quelques questions : il faut donc un spécialiste.
La culture lambda réside au Lambdatistan ou au sein des communautés lambdas émigrées, il faut « en être » ou « en avoir été » pour la connaître.
Ainsi, avec de tels présupposés, l'institution demandeuse et les participants eux-mêmes peuvent d'ailleurs être rassurés par le fait que le formateur soit lui-même d'origine lambda ou du moins qu'il ait passé un certain temps au Lambdatistan afin qu'il puisse illustrer la formation d'anecdotes concrètes. C'est qu'il faut du terrain, du parcours et du vécu pour comprendre la culture lambda dans toute sa complexité. Nous touchons là le paradoxe des formations instituant la culture lambda en problème de compréhension. Le temps de formation disponible pour mieux comprendre la culture lambda n'occupera finalement que deux ou trois journées. L'intervenant-spécialiste connaît les raccourcis… Revenons au réel pour relater une possibilité de dépassement de cette apparente caricature. Il y a un an et demi, je pris connaissance d'un cahier des charges du conseil général de l'Essonne titré « comprendre les publics de culture différente », et déclinant l'intitulé que je raillais ci-dessus, à savoir comprendre les publics de culture « africaine », « asiatique », « maghrébine » et « d'Europe de l'Est ». Agacé par les déclinaisons de l'intitulé, je suggère à Christine Olivier de tenter une réponse critique, à savoir remettre en question les présupposés culturalistes de la demande et proposer à l'institution demandeuse de substituer aux intitulés par « aires culturelles » des intitulés thématiques : parentalité et éducation, genre et rapports femme/homme, diversité religieuse et laïcité, approche interculturelle du soin et de la santé.
Bref, j'en avais marre de cette tendance institutionnelle à faire reposer la diversité sur le dos des « autres répertoriés en tant qu'autres » et des simulacres culturalistes que nous devions produire pour remporter l'appel d'offre de formation, quitte à remettre en question ensuite les présupposés de l'intitulé. Christine accepta ma proposition. J'appelai donc Sandra Gervais, chargée de formation responsable de ce dossier pour lui suggérer une réponse « critique ». Elle me tendit une écoute hospitalière qui m'encouragea à persévérer dans cette tentative. Je rédigeai donc un long argumentaire critique et suggérai des modules interculturels thématiques. Il est évident que j'accordai une importance particulière à ce projet, d'autant que Christine m'avait fait confiance et qu'il est toujours un peu « risqué » de contester des éléments de la demande du commanditaire. En effet, si d'aventure un autre organisme que le nôtre proposant une délicieuse salade culturaliste (sauce « africaine » ou « asiatique », au choix) alléchait davantage la commission chargée de sélectionner l'organisme intervenant, je supposais que mes arguments ne pèseraient pas lourd à l'avenir. Je fus donc particulièrement heureux d'apprendre quelques mois plus tard que notre proposition avait été retenue. Les formations purent donc se déployer à la « sauce interculturelle ». Il s'agit donc de réfléchir à partir de nos diverses conceptions des identités et des cultures, de remettre en question les préjugés culturels que nous avons tous, de mettre au travail nos rapports à l'altérité et de construire des formes réalistes de compréhension et d'hospitalité interculturelle. Il s'agit de renoncer à l'idée fantasmatique selon laquelle chaque personne figurerait un échantillon représentatif d'une culture désignée, mais de nous accepter tous en tant que singulières compilations interculturelles. Enfin, il s'agit de cesser de cantonner les pratiques culturelles dans des terroirs continentalisés mais de considérer aussi les cultures locales, les cultures professionnelles, les cultures de classe, les attachements et les détachements culturels, les convictions politiques et religieuses, les genres, les cultures générationnelles, les contre-cultures, les cultures rurales et urbaines, et toutes les combinaisons interculturelles dont nous sommes capables à partir de toutes ces matrices. Certes, il arrive que des participant-es se déclarent d'emblée un peu déçu-es, assoiffé-es de connaissances « africaines » «asiatiques » ou « européennes de l'Est » mais l'espace de formation devient ainsi un espace de déconstruction du culturalisme, de l'exotisme et du racisme ordinaire. En effet, au-delà du billet d'humeur, il me semble aussi contradictoire que préoccupant que des institutions engagées dans la lutte contre les discriminations puissent maintenir dans leurs catalogues de formation des intitulés culturalistes et que des organismes d'intervention continuent d'y répondre tels quels. Dans une période qui donne à voir un regain des discours identitaires, ethnicisés, une reformulation politiquement correcte des conceptions racistes sous couvert de « différences culturelles insurmontables » et la stigmatisation de minorités caricaturées, j'y vois même une forme d'irresponsabilité.
C'est pourquoi lorsque Abdoulaye Djigal, chef du service formation, m'a confié un jour combien il avait été choqué d'observer de tels intitulés culturalistes dans les offres de formation, nous sommes entrés dans une longue discussion, passionnante et touchante, au cours de laquelle nous nous sommes aperçus que nous partagions le même espoir d'un avenir de l'interculturel favorisant le dépassement du culturalisme.
Or, il y a quelques semaines, après une journée de formation, monsieur Djigal est venu me voir avec un sourire pétillant, pour m'annoncer que la nouvelle charte pour la promotion de l'égalité et la lutte contre les discriminations dans la fonction publique pouvait contribuer à alimenter cet espoir. Je cite le passage que nous souhaitions, lui et moi, souligner avec un certain plaisir :
« Les employeurs publics s'engagent à :
Inscrire la promotion de l'égalité et la lutte contre les discriminations dans leur politique de ressources humaines, ainsi que dans le cadre général de la mobilisation pour la qualité du service public, enjeu majeur de cohésion sociale. (…)
Assurer, par des actions de formation ou de sensibilisation adaptées, la prise en compte par tous les acteurs et tous les personnels – agents, cadres, responsables des ressources humaines, dirigeants, membres des jurys, représentants du personnel – des principes et des enjeux de l'égalité et de la lutte contre les discriminations, qu'elles soient directes ou indirectes. Les employeurs publics s'engagent également à réviser le contenu des formations afin d'en éliminer tous les stéréotypes éventuels ».
Responsables de formation, pédagogues, formateurs et autres intervenants partageant notre espoir interculturel, nous disposons donc désormais d'une certaine légitimité institutionnelle pour faire valoir nos arguments. Je nous souhaite donc à tous de belles déconstructions.
Briac CHAUVEL, Formateur interculturel, Expression Avec l'aimable autorisation d'Abdoulaye Djigal, Sandra Gervais, du service formation CG91 et Christine Olivier, directrice d'Expression