Du pas de côté à la marge de manœuvre : L’analyse des pratiques professionnelles, pour quoi faire ?
- Expression
- 21 mai
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En tant qu’intervenante clinicienne en analyse des pratiques professionnelles, je suis régulièrement confrontée à des vécus d’impuissance face aux situations rencontrées par les professionnels. Et pour cause : il s’agit bien de s’efforcer d’analyser cette fameuse « pratique », en tant qu’elle « existe dans la tension entre l’ambition à être sujet de ce qu’on fait et l’impuissance à l’être » (Henri, 2009).
La question du lien entre la pratique et l’analyse n’en finit pas de se poser lors des rencontres exploratoires, où certains groupes qui arrivent en attente de « solutions » risquent de repartir en se demandant : « L’analyse des pratiques professionnelles, pour quoi faire ? ». Le dispositif que j’anime vise alors à soutenir le développement de la marge de manœuvre des professionnels, en leur proposant de faire un pas de côté, c’est-à-dire de travailler sur leur rapport à la situation évoquée. Ce rapport implique des représentations et des affects, dont il est important d’autoriser l’expression, pour pouvoir ensuite les élaborer.
Lorsque le groupe est traversé par une recherche de solutions, le pas de côté de l’intervenant.e clinicien.ne se situerait dans le fait de se demander ce que cette recherche de solutions peut venir raconter : s’agit-il de pistes qui suscitent des questionnements et amorcent une réflexion, d’une implication collective autour de la situation, d’une volonté de co-construction, d’un mécanisme de défense, d’une tentative d’évitement de ce qui risquerait de se dire, ou commençait à être nommé ?
Parfois, la situation suscite tellement de questions ou de potentielles résonances pour l’équipe que la recherche de solutions permet de s’extraire d’affects d’angoisse ou d’impuissance. Dans ces moments où le groupe réagit spontanément sur le terrain du « faire » à grands coups de conseils, d’injonctions et de marches à suivre, « la situation venant à peine d’être décrite, des démarches sont déjà envisagées pour résoudre le problème qu’elle contient » (Bourgoin, 2008), au risque de recouvrir ce problème en jetant le thermomètre, ou le bébé avec l’eau du bain.
En effet, là où « l’agir est ce qui échappe au réflexe en n’étant pas capturé dans les circuits factuels prédéterminés », le fait de réagir, « loin d’ouvrir le chemin, [ferait] plutôt partie du problème » (Benasayag & Cany, B, 2021). Peut-être s’agirait-il, dans un premier temps, de soutenir le développement d’une capacité à ressentir sans réagir, en aménageant un espace psychique entre l’événement et l’action, de manière à sortir des mécanismes qui nous agissent plus que nous les agissons, par leur conscientisation et leur expression.
Autrement dit, lorsque la recherche de solutions semble se situer du côté de la réaction, elle risquerait d’empêcher la mise en mouvement d’une réflexion, qui permet ensuite des déplacements de regard et de posture, des remaniements subjectifs, et, in fine, l’évolution des pratiques professionnelles.
À cet endroit, suspendre la recherche de solutions pour élaborer autour de ce qui peut se jouer pour les professionnels dans les situations évoquées leur permettrait de retrouver un pouvoir d’agir, dans des situations souvent marquées par des vécus d’impuissance : « l’idée est que pour être acteur, pour ne pas être agi par la situation, il faut dégager une marge de manœuvre, ou un espace d’action… » (Sallaberry, 2005).
Si la recherche de solutions peut constituer un réflexe, c’est aussi, parfois, parce que le travail à partir de situations n’a jamais été expérimenté sous une autre forme. Là où il est plutôt habituel de trouver des réponses aux questions, l’espace d’APP proposerait au contraire, dans un premier temps, de chercher des questions aux réponses qui s’imposent, au prêt-à-penser, aux évidences qui n’en sont jamais vraiment.
C’est parce que l’intervenant.e est en mesure de faire un pas de côté, en se demandant ce qui se joue et se raconte à travers cette recherche de solutions, que le groupe va pouvoir petit à petit se déplacer, en investissant l’espace proposé du côté de l’élaboration plutôt que de la réaction. Autrement dit, c’est parfois à la condition de suspendre le registre du « faire » qu’il devient possible de retrouver une capacité de penser, qui permet d’identifier et d’aménager des marges de manœuvre individuelles et collectives, au service du pouvoir d’agir des professionnels.
Auriane Lainé, psychosociologue clinicienne
Bibliographie
Benasayag, M. et Cany, B. (2021). 6. L’agir comme essence du vivant. Les nouvelles figures de l'agir : Penser et s’engager depuis le vivant (p. 189-229). La Découverte. https://shs.cairn.info/les-nouvelles-figures-de-l-agir--9782348042164-page-189?lang=fr.
Bourgoin, T. (2008). De la plainte en analyse de pratiques. Le travail du récit. La nouvelle revue de l'adaptation et de la scolarisation, 41(1), 35-48. https://doi.org/10.3917/nras.041.0035.
Henri, A.-N. (2009). Penser à partir de la pratique. Entretien avec Oguz Omay, coordonné et présenté par Georges Gaillard. Ramonville Saint-Agne : Erès.
Sallaberry (J.-C.), « La représentation et le geste », Revue Spirale, HS n° 4, 2005, p. 6

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