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Réflexions autour du sens et du plaisir au travail : « Le travail à cœur » ou le « goût de vivre »


Yves Clot, en introduction de son ouvrage Le travail à coeur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, écrit que « les questions du travail sont, de fait, le « refoulé » de la société française ». Ce que nous pourrions désigner comme la partie émergée de l'iceberg s'illustre dans un paradoxe qu'il articule ainsi : « les Français sont, à la fois, ceux qui accordent le plus d'importance au travail et ceux qui souhaitent le plus voir la place du travail réduite dans leur vie ». Mais un autre paradoxe vient aujourd'hui recouvrir ce dernier et peut-être empêcher qu'il soit davantage exploré. En miroir avec l'intensification du travail liée aux logiques gestionnaires du capitalisme financier en pleine transformation, à une culture obsessionnelle du résultat, aux mutations organisationnelles, à la tyrannie de l'évaluation et aux injonctions paradoxantes qui en découlent, la question ambivalente de la santé au travail —voire de la survie au travail—, est devenue cruciale et incontournable. Elle a donné naissance à un nouveau champ d'intervention —celui des risques psychosociaux—créant l'illusion de parer au désastre et dont il conviendrait d'interroger les vrais fondements, alors que « l'urgence de fausses solutions », la « tentation hygiéniste », et une sorte de «despotisme compassionnel »1tendraient à colmater, sans vocation à guérir les véritables maux, les brèches à partir desquelles justement quelque chose de fondamental cherche à se dire. Comment, alors, aborder la question du travail, et surtout de la relation au travail, de façon novatrice et créatrice, lorsque la question qui se pose dorénavant n'est plus celle du goût du travail, mais du « goût de vivre »2 des salariés ? Comment aller à contre-pied d'un discours convenu, institutionnalisé —dont on est en droit de se demander qui il est destiné à servir—, comment ne plus réduire l'humain à une ressource, cesser sa confusion avec le capital, et ne plus se dissimuler derrière une possiblegestion des émotions pour réinterroger différemment l'immense désarroi qui s'exprime dans le monde du travail ? Comment contourner l'idéologie ambiante de la « cicatrisation sociale »3, d'un pseudo consensus social que véhicule le leitmotiv des risques psychosociaux —réponse politique à un drame dérangeant, mais aussi véritable marché—, et ce tour de force d'avoir confondu les causes psychosociales du mal-être des salariés avec leurs effets dans l'évocation d'un risque psychosocial ou encore dans une tendance à la psychologisation de la tragédie ? Comme le fait remarquer pertinemment Pierre Roche, « les risques dont on parle ici ne sont pas psychosociaux, mais psychiques, et constituent des formes avérées de manifestation de la souffrance humaine au travail ».4 Il serait opportun d'interroger ce à quoi l'expression risques psychosociauxfait écran et d'en prendre le contre-pied en questionnant le plaisir et le sens pour tenter d'étayer ce qui pourrait aussi être qualifié « d'épreuve commune », au sens où l'entend Yves Clot, dans la collision des différents acteurs concernés (salariés, responsables syndicaux, dirigeants d'entreprise, responsables politiques, chercheurs…), et mène systématiquement à la désorganisation, au « désenchantement », et à la « désespérance », pour reprendre les termes de Vincent de Gaulejac.5 Dans sa définition même, « tout travail est marqué par une tension entre ce qu'il comporte de contraintes, d'exigences, d'épreuves, de souffrances, et ce qu'il apporte de possibilités, de créativité, d'ouverture, d'aventures et de développement . Le tripalium 6 et l'accomplissement de soi dessinent les deux pôles qui définissent le champ du travail. Les sources du bien-être sont elles aussi marquées par cette dualité entre résignation à l'existant et volonté de changement pour plus de liberté »7, entre principe de réalité et principe de plaisir.

Le « droit au plaisir »

A l'heure où le travail est essentiellement devenu synonyme de souffrance, de mal-vivre et de tragédie, quel statut accorder au plaisir éprouvé dans l'exercice du travail ? Revisitant la pensée d'Aristote, de Spinoza et de Freud, Pierre Roche interroge le « droit au plaisir », et par concomitance la notion de risques psychosociaux8 qui constitue son envers (ou son endroit). Ce qu'il interroge, au fond, c'est « le rapport plaisir/souffrance aujourd'hui dominant sur la scène de l'analyse du travail », partant du postulat que la souffrance, « loin d'être première et constitutive du travail, ne survient le plus souvent que parce que l'activité qui permet l'affirmation de la puissance d'agir et l'expression du plaisir est contrariée, empêchée ». Définissant le plaisir « par rapport à la souffrance ou à la douleur, comme un état de paix retrouvé, (…), de délivrance (…) », Freud n'évacue pas pour autantune autre conception du plaisir9 : celui-ci ne serait pas seulement ce qui viendrait « parachever l'acte qui permet la satisfaction d'un besoin ou la réalisation d'un désir, mais aussi ce qui accompagne l'activité elle-même10. Il n'est plus négatif, identifiable seulement à une cessation de souffrance, mais positif »11. Pierre Roche souligne par ailleurs le fait que pour Aristote 12 « ces plaisirs accompagnent l'activité lorsque celle-ci se déploie librement, n'est pas entravée. C'est l'activité elle-même qui procure du plaisir qui, à son tour, la dynamise, la relance ». Pour Spinoza, le plaisir est associé à « toute activité qui permet l'affirmation de la puissance d'agir et de penser ». « Il est passage à une puissance supérieure »13 . Par-delà le plaisir lié à l'accomplissement d'une tâche, à la fierté du travail bien fait, qui résulte aussi de la résolution d'une tension, et donc des difficultés et obstacles surmontés pour y parvenir, une autre dimension du plaisir au travail est révélée. « Ce plaisir n'est pas seulement résultat mais source de l'activité, au principe même de sa dynamisation »14, perspective qui permet de considérer que « le plaisir peut aussi survenir sur l'activité, tout particulièrement lorsqu'elle permet aux individus de pouvoir affirmer leur puissance d'agir », leur plaisir à « répondre aux dures exigences de la situation de travail, mais aussi à courir des risques » 15, et également à expérimenter des « savoir-faire informels ». La souffrance éprouvée par les salariés, ce que Spinoza nommerait « les passions tristes », se manifeste lorsque « leur puissance d'agir est empêchée, contrariée, tendanciellement ramenée à une puissance du pâtir. Non point parce qu'ils ne parviennent pas, au-delà d'un certain temps, à les surmonter, mais parce qu'ils sont au travers de cette épreuve disqualifiés. Il y a donc tragédie parce qu'à l'endroit même où il pourrait y avoir plaisir, il y a souffrance ; parce que l'affirmation de soi se dénoue en négation, en destruction, voire en autodestruction »16. Or le droit au plaisir (ou le droit à l'affirmation de la puissance d'agir) constitue, comme le défend Pierre Roche, « le critérium suprême à partir duquel il faut évaluer l'apport de la prévention, du management ou encore de la maîtrise des risques psychosociaux à la construction de la santé mentale au travail ».

Le vivre sensible et le vivre ensemble au travail

Mais comment faire de l'entreprise —dans la complexité qui la caractérise aujourd'hui— une « communauté humaine » face à la puissante tyrannie de la productivité et de la culture du résultat ? C'est bien là que reste à créer un nouveau champ d'expérimentation, un nouveau modèle favorisant comme nécessité, non pas une « économie du mal-être », mais une « économie du bien-être » (selon l'expression de Vincent de Gaulejac). C'est en cessant de « produire de la prescription idéale » que la fonction du management devrait se réinventer, c'est-à-dire en produisant « de la médiation au plus près du travail réel »17. Ainsi pourrait être réduit l'écart conflictuel et paradoxant avec un idéal abstrait, imposé par des logiques qui —plaçant au-dessus des dynamiques de coopération et de réussite collective, celles de compétition et d'évaluation individuelles— ne prennent pas en compte, à leur propre détriment, le vivre sensible et le vivre ensemble du travail. La puissance d'agir des salariés, dégagée de l'activité empêchée, constituerait alors une force vive pour le développement de la société, et pour la possibilité d'un vivre ensembleplus harmonieux et solidaire.

1 J'emprunte ces trois expressions à Yves Clot (Le travail à coeur, Ed. La Découverte, 2010)/ 2 Cf. « Comment redonner le goût de vivre aux salariés de France Télécom ? » Le Monde, 16 octobre 2009. 3 Yves Clot précise que cette expression, pour le moins « malheureuse », est extraite d'un entretien donné par J-C. Delgènes, directeur général du cabinet Technologia missionné par Renault et France Télécom. Cf. l'article cité ci-dessus. 4 Cf. l'article de Pierre Roche cité plus loin. 5 Vincent de Gaulejac, Travail, les raisons de la colère, Ed. du Seuil, Paris 2011. 6 Ethymologie du mot "travail" : instrument de torture à trois pieux utilisé par les Romains pour punir les esclaves rebelles. 7 Vincent de Gaulejac, ibid. 8 Pierre Roche, « Droit au plaisir et critique des « risques psychosociaux », in « Risques psychosociaux », une nouvelle catégorie sociale ?, dir. D. Lhuillier, F. Giust-Desprairies, Malika Litim, Nouvelle Revue de Psychosociologie 10, eres, 2010. 9 Freud, "Le problème économique du masochisme", in Psychoses, névroses et perversions, Paris, PUF, 1973 10 C'est moi qui souligne. 11 Pierre Roche, ibid. 12 Cf. Ethique à Nicomaque (X, 5), Paris, Vrin, 1990 13 Pierre Roche, ibid. 14 ibid. 15 Pierre Roche prend divers exemples : conducteurs de train, ouvriers dans une aciérie, conseillers d'insertion, éducateurs…. 16 Pierre Roche, ibid. 17 Vincent de Gaulejac, ibid.

(Extrait d'un article en cours)

Par Sandrine Chenivesse, Psychosociologue clinicienne, Chercheur associée au Laboratoire de Changement social (Paris 7), Membre du CIRFIP, Associée au Cabinet Expression.


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