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Dévoilement ou dévoiement ? De quelques applications problématiques du principe de neutralité


A propos du principe de neutralité

Lors de formations à l'approche interculturelle, il arrive fréquemment que des participant.es évoquent leur regret quant à ce qu'elles et ils considèrent comme une uniformisation du monde : avec la mondialisation, un mode de vie s'imposerait à tous aujourd'hui, qui atténuerait globalement les spécificités culturelles. Paradoxalement, ces mêmes stagiaires expriment leur malaise quant à l'expression de certaines différences, dès-lors que celles-ci renvoient à une appartenance religieuse, en défendant l'idée que, en France, le religieux relèverait de l'espace privé voire intime. La législation issue de la loi de 1905 – séparation des Eglises et de l'Etat – est pourtant claire sur ce sujet : ne sont soumis à la neutralité que les agents participant à une mission de service public. En tant qu'ils officient au nom d'une institution publique, ils ne doivent laisser apparaître aucune conviction religieuse – mais aussi politique ou philosophique – de façon à garantir l'égalité de traitement et la liberté religieuse des citoyens. Cette dernière est considérée par la loi sous deux aspects : la liberté de conscience – celle de croire ou de ne pas croire à des préceptes religieux, d'y adhérer ou non – est absolue. Par contre, ses manifestations concrètes sont, elles, limitées. Ces restrictions ne sont cependant pas relatives au caractère religieux de ces expressions, mais à des contraintes liées au respect de l'ordre public – interdiction des prières collectives dans la rue, car gênant la circulation -, au fonctionnement des services, à la sécurité – dissimulation du visage dans l'espace public, avec une burqa par exemple -, à la santé publique et l'hygiène – règlement des tenues de bain dans les piscines municipales qui proscrit le maillot islamique féminin -, au respect de la liberté d'autrui enfin – prosélytisme notamment. Une précision s'impose sur ce dernier point : porter atteinte à la liberté de quelqu'un suppose l'exercice d'une pression ou d'une contrainte sur celle-ci, et le simple port d'un signe religieux, même ostensible, ne peut être considéré comme tel. Autrement formulé, ce n'est pas parce qu'une pratique nous choque qu'elle sera nécessairement prohibée par la loi !

Le fait religieux dans l'entreprise privée

Qu'en est-il dans l'entreprise ? Dès-lors qu'elle participe d'une mission de service public (une association qui gérerait une Maison d'Enfants à Caractère Social par exemple), le principe de neutralité évoqué plus haut s'impose. Par contre, dans les autres établissements de droit privé, et en dehors du cas des entreprises de tendance, la liberté religieuse demeure la règle, avec les restrictions communément admises relatives au déroulement de l'activité. Il n'est, dans cette perspective, pas admis qu'un salarié fasse preuve de prosélytisme ou interrompe son travail pour aller faire sa prière, mais rien ne lui interdit d'échanger librement avec ses collègues sur ses convictions religieuses, ou de prier lors de son temps de pause, en particulier s'il dispose d'un bureau individuel. Certes, la loi El Khomri sur le travail a intégré dans la législation en 2016 la possibilité pour une entreprise privée d'introduire un principe de neutralité dans son règlement intérieur. Mais cette possibilité est soumise à condition, et, dans les faits, demeure très peu appliquée. Si la législation est finalement plutôt claire sur le sujet, il semble que les esprits le soient moins. Ainsi, régulièrement en formation, des professionnels intervenant dans le champ de l'insertion rendent compte de pratiques qui consistent à demander aux personnes qu'ils accompagnent de retirer, pour accéder à l'emploi, tout signe religieux, en particulier un voile ou une kippa, voire une barbe jugée trop broussailleuse. Ces pratiques sont bien connues en sociologie des discriminations sous l'appellation de « dissimulation du stigmate » : une caractéristique, source de potentielle stigmatisation, est « invisibilisée » afin d'échapper aux discriminations. Ces pratiques ne sont hélas pas sans conséquences pour les personnes concernées ; elles alimentent honte et sentiment d'humiliation, marginalisation et ressentiment. Pour des personnes en insertion, parfois éloignées de l'emploi, ces demandes peuvent être dès-lors contre-productives ; alors même qu'elles sont formulées par les conseillers dans la perspective de favoriser leur accès à l'emploi, elles peuvent au contraire alimenter des freins en renforçant un sentiment d'illégitimité chez les personnes concernées. Les professionnel.les adoptant ces pratiques disent parfois agir contre leur gré, au nom d'un « principe de réalité ». Et, de fait, la réalité est là, qui rend compte de difficultés accrues dans l'accès à l'emploi dès-lors que l'apparence rend compte d'une appartenance religieuse. Les conseillers n'en sont pas moins, d'un point de vue légal et sociologique, co-producteurs de discriminations, participant de fait de la reproduction des mécanismes de domination. Il est vrai qu'ils sont soumis, comme tant d'autres professionnel.les, à ce que l'on nomme des injonctions paradoxales : outre le respect de la loi, ils doivent assurer l'insertion des personnes accompagnées, développer des réseaux d'employeurs, s'adapter à des changements organisationnels… Autant d'orientations qui ne peuvent toujours être satisfaites conjointement. Face à cette « réalité », il est toujours nécessaire de rappeler que, en France, à ce jour, c'est l'Etat, et non la société, qui est laïc. Afin, justement, de garantir la pluralité qui caractérise toute société.

Mourad Hakmi, anthropologue, intervenant Expression


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