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Fondation puis transformation d’un collectif de travail : qu’en est-il de la transmission ?

  • Expression
  • 8 juil.
  • 7 min de lecture

La difficulté, c'est après naitre, la difficulté de s'unir

Réné Char



En avril 1988, je décidais officiellement de créer la société « Expression » organisme de formation. J’étais, seule, à porter ce projet avec la puissance du désir et la volonté d’ancrer dans le réel des idées bien souvent jugées comme utopiques et irréalistes pour une jeune mère de famille de 3 enfants.


En juin 2025, je pars à la retraite, la société « SARL-Expression » s’est transformée en Société Coopérative d’Intérêt Collectif en septembre 2024, son projet d’intérêt collectif s’inscrit dans l’Economie Sociale et Solidaire, la gouvernance est partagée, l’approche de la psychosociologie clinique clairement investie.


J’écris ainsi ma dernière « lettre d’info. » en tant que directrice et gérante sur le départ. Tout se bouscule dans ma tête quant aux nombreux objets que je pourrais approfondir en lien avec ce que j’ai vécu, ce que j’aurais envie de transmettre et comme d’habitude ou encore plus que d’habitude, j’ai du mal à sélectionner l’essentiel.

La nécessité de créer du collectif


Dès les premières années, quand je me suis rendu compte que mon rêve pouvait devenir réalité, mon objectif a été d’associer des amies à ce projet. Ces amies avaient des compétences en lien avec les formations qu’elles ont animées mais je les ai d’abord choisies pour la force du lien que nous avions à l’époque. En 1992, nous avons ainsi créé la SARL Expression, embauché ensemble une assistante et trouvé un bureau à Savigny sur Orge. La question des places, des rôles, du partage ou pas du pouvoir s’est clairement posée. Mais à l’époque, je n’avais ni les connaissances, ni les compétences ni surtout les moyens psychiques pour comprendre, ou donner un sens à ce qui se passait.  Néanmoins, nous avons assez vite compris qu’il fallait continuer de nous former et oser questionner comment nous allions nous organiser.


La difficulté d’affronter des logiques contradictoires et de faire face à l’ambivalence


De 1992 à 2004, nous avons surtout animé des formations auprès de grandes entreprises comme Renault, EDF et auprès des hôpitaux. Nous avions 3 secteurs de développement la communication écrite, la communication orale et la communication interculturelle. Les écarts de conception, d’approche mais aussi de valeurs ont commencé à creuser les différences entre nous et ont suscité des conflits que nous n’avons pas toujours su traiter et dépasser malgré les espaces de réflexion, de supervision et de formation proposés par l’Association de Recherche en Intervention Psychosociologique.  Des départs ont eu lieu. Après une formation au CNAM sur la Fonction Formation et les Prévisions Sociales, je me suis orientée vers la psychosociologie clinique puis la psychothérapie analytique de groupe. A l’époque, je n’ai pas choisi de devenir analyste de groupe mais cela a marqué clairement mon orientation dans la prise en compte des enjeux intrapsychiques et intersubjectifs dans les groupes et les institutions. Nous avons peu à peu développé la conduite de dispositifs d’analyse des pratiques et de supervisions dans le secteur médico-social, les associations et les établissements hospitaliers. Ces années m’ont permis de mieux comprendre ce qui avait du sens pour moi et d’affiner ainsi le projet d’Expression avec sa raison d’être. La structure Expression m’a vraiment aidé à me transformer et à éclairer quelles étaient les actions qui me permettaient de mieux me connaître, d’agir sur des sujets de société comme l’interculturalité, la discrimination, d’oser affirmer ce que je voulais être et devenir, le sens que je donnais à ma vie. Au début des années 2000, je suis allée, avec d’autres intervenants, développer et animer des activités de formation au Maroc, ce qui m’a permis de prendre réellement en compte les dimensions culturelles. Toute cette effervescence et ce foisonnement ont pu se faire, parfois, dans la souffrance et la violence pour moi comme pour ceux ou celles qui constituaient le collectif Expression.


La volonté d’organiser un collectif d’associés et de faire face au réel de l’activité économique


De 2004 à 2019, à la suite d’un travail psychique, analytique personnel et groupal, j’ai tenté de structurer plusieurs fois l’organisation en mettant en place différents groupes : comité des associés, groupe fonctionnement, groupe SCOP 2024. Chaque personne accueillie et investie qu’elle soit associée, salariée ou travailleur indépendant tentait de trouver une place et un pouvoir au nom de ses représentations de ce que pourrait être une coopérative. Les représentations autour du pouvoir et de la gouvernance partagée étaient diverses et parfois pas assez élaborées. Par ailleurs, prioriser l’urgence d’intervenir, par peur de ne pas être suffisamment rentable, plutôt qu’investir réellement l’organisation et la vie institutionnelle d’Expression a pu être une erreur dommageable pour le bien-être, les conditions de travail et de la qualité des relations entre les personnes. Je continuais néanmoins de participer à des temps de supervision et de régulation en interne avec mes collègues. En 2017, j’ai décidé de dissoudre le comité des associés qui ne jouait pas vraiment son rôle de groupe d’appartenance autour des missions qu’elles soient stratégiques, politiques ou opérationnelles. Je prenais à l’époque beaucoup de décisions et je tenais plein de places différentes. J’avais du mal à comprendre sur quoi m’appuyer pour amorcer un réel changement et mettre en place une gouvernance partagée avec des personnes disponibles qui assumeraient plus leur responsabilité et leur autonomie.


La transformation s’opère dans un joyeux bazar


Face à l’apparition de contre-pouvoirs forts au service du collectif, j’ai commencé à lâcher le pouvoir et les nombreuses places que je pouvais avoir.  Les séminaires de travail mis en place et les collègues m’ont aidé à comprendre que pour s’investir et comprendre ce qui se passe, les personnes ont besoin de beaucoup plus de visibilité « sur qui fait quoi et pourquoi ». Le cadre institutionnel se transforme mais apparait flou pendant longtemps ce qui génère encore de l’épuisement, des formes d’usure, des incompréhensions, des positionnements des uns et des autres contradictoires. Comme depuis la création d’Expression, les professionnels, qu’ils soient salariés ou indépendants, ont des approches diverses et pluridisciplinaires. Mais les jeunes psychosociologues ont parfois du mal à retrouver un ancrage identitaire suffisamment fort pour les soutenir dans un travail difficile auprès de professionnels qui font eux-mêmes face à des dysfonctionnements institutionnels et à la souffrance de public en grande précarité. Le groupe « Gispy » (Groupe d’intervention psychosociologique) crée un groupe d’appartenance pour certains mais il n’est pas suffisamment relié au fonctionnement institutionnel d’Expression. Je prends alors conscience de la nécessité de l’élaboration du psychosociologue qui investit ce qui se passe pour lui en tant que sujet mais aussi dans les groupes auxquels il appartient et dans l’institution qui contient l’ensemble avec la complexité d’articuler ces trois domaines sujet-groupe-institution.


La nécessité de penser les limites et de légitimer le pouvoir d’une équipe de travail


Je pensais qu’Expression ne survivrait pas à la période du confinement. Nous avons néanmoins, pendant cette période, gardé un lien fort avec les échanges « en visio. » sur ce qui se passait pour les intervenants et les salariés qui ne pouvaient plus travailler. J’ai pris conscience, à l’époque, que quelque chose d’un lien était préservé.  En juin 2020, il a fallu, à la fois, développer des dispositifs et des formations à distance, renouer avec les anciens clients et abandonner les locaux parisiens de la rue aux ours. A mon grand étonnement, dans les années qui ont suivi, le développement des activités d’Expression s’est accru avec un chiffre d’affaires qui a progressé aussi rapidement que dans les années 1990 au moment de la création. Cela est certainement dû au fait que nous étions de plus en plus reconnus comme un organisme capable de remporter les nombreux appels d’offres concernant les dispositifs d’analyse des pratiques des départements sur l’action sociale.  Cela a permis de dépasser le stade artisanal encore viable avec une dizaine de personnes travaillant dans la structure mais incompatible avec le niveau d’activité, le chiffre d’affaires qui approche du million d’euros et les plus de 60 intervenants répartis sur tout le territoire.


Structurer, articuler les différents cercles de la gouvernance, préciser les rôles, les responsabilités, les périmètres de décision, communiquer sur le projet d’intérêt collectif organiser les informations avec des outils informatiques est devenu vital et prioritaire.  Au-delà de la formalisation de l’organisation, son incarnation dans le travail réel s’est avérée complexe pour tous les acteurs engagés dans cette évolution. Poser ce cadre clair et structurant a engendré un changement vécu comme brutal et trop rapide pour certains avec des choix, des décisions, des conflits qui, une nouvelle fois, n’ont pas toujours pu être dépassés et ont engendré des départs.


De nouveaux salariés investissent désormais le projet. Les liens se sont resserrés autour d’un cercle central qui se vit désormais comme une équipe soudée au cœur de l’organisation. J’ai pris la décision de lâcher la plupart des pouvoirs que j’avais y compris ceux de définir les priorités stratégiques, de recruter, de répartir l’activité, de choisir les dépenses, l’organisation. C’est en cédant ces pouvoirs que je me suis le plus rendu compte de ceux que je pouvais avoir. Même si lorsque j’étais directrice il m’arrivait de suivre les décisions du comité des associés avec lesquelles je n’étais pas forcément d’accord ou les décisions d’un responsable de projet lorsque j’étais intervenante, c’était vraiment minime par rapport à l’ensemble du pouvoir que j’avais. Développer la confiance auprès de nouvelles personnes qui arrivent, accepter qu’elles se positionnent différemment, qu’elles fassent des choix différents avec d’autres logiques est un travail psychique qui m’a fait vivre encore et toujours l’ambivalence, parfois la colère mais aussi le questionnement, les doutes, voire des formes d’angoisse.


La fin, la séparation : la confiance dans l’équipe qui prend la relève


Au moment du changement de vie que va forcément engendrer mon départ à la retraite et mon retrait de la place de directrice et de gérante pendant 37 ans, je m’interroge. J’ai l’impression que mon choix de me dégager petit à petit des responsabilités, du pouvoir, de l’organisation, tout en restant juridiquement directrice et gérante est un choix pertinent.  D’autres personnes disponibles, compétentes, investies dans le projet d’intérêt collectif d’Expression ont pris le relais même si une nouvelle fois dans l’histoire, je me suis confrontée à la violence, à la souffrance, aux difficultés et la complexité du changement car certains sont partis. Est-ce une forme de masochisme ? Peut-être… il y a donc du plaisir et aussi de la joie de voir un collectif vivre et se développer en marge des idées dominantes de la société capitaliste actuelle qui prône avant tout le libéralisme, l’individualisme, le « bien-être », l’enrichissement financier avant tout.


En conclusion, je reviendrai sur trois points forts qui ont marqué mon parcours au sein d’Expression: l’importance d’oser la transformation personnelle, groupale, institutionnelle avec les éprouvés et la nécessaire remise en question qui en découle, la capacité de perdre réellement du pouvoir de décision pour travailler son rapport au pouvoir et le partager, l’inscription dans une conflictualité au service de la construction d’un collectif qui se pérennise.


Je remercie toutes celles et ceux avec qui j'ai partagé ces années de changement organisationnel et institutionnel et en particulier celles et ceux qui acceptent de prendre la relève, celles et ceux qui poursuivent le chemin de la transformation individuelle et collective. 



Christine Olivier


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