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L’expression de la violence, en faire une matière ressource dans l’accompagnement des équipes


Lors d’une séance de supervision collective auprès de travailleurs sociaux en protection de l’enfance, une forme de violence s’est invitée. Sans cri ni claquement de porte, il s’agissait d’attaquer le cadre et de mettre ainsi l’intervenante dans l’impossibilité de travailler. Les signaux sont relativement clairs et se cumulent : arrivée très en retard, en bloc, poursuite le plus possible des échanges hors cadre, expression haute et forte du caractère obligatoire de la présence. Les participants finissent par formuler : ils n’amèneront pas de situation. Sachant que le travail sur des situations vécues par les participants est la pierre angulaire d’un dispositif de supervision collective, leur volonté d’attaquer le cadre est explicite.


La question qui guidera alors la poursuite de ma conduite de séance : « Qu’est-ce qu’ils font quand ils font cela (consciemment ou inconsciemment) ? C’est-à-dire qu’est-ce que leurs attitudes et comportements me donnent à comprendre de ce qu’ils sont en train de vivre et de leurs besoins ? »


Selon Jean Bergeret, « le terme de violence [renvoie] à un instinct purement défensif commun à l’homme et aux animaux, sans désir particulier de nuire aux autres. […] lorsqu’un sujet s’estime injustement empêché de développer son envie de vivre selon ses désirs, la violence peut facilement engendrer une plus ou moins vive agressivité. C’est-à-dire à ceux considérés, à tort ou à raison comme s’opposant à la libre évolution du sujet. » (1). C’est cette approche qui m’animera, avec la posture associée, celle d’une clinicienne qui tentera de les accompagner à démêler le processus de violence, afin de « réduire le risque qu’elle ne s’instaure en un cycle mortifère sans fin [et] aider à ce que ce qui s’exprime en « acte » s’exprime sous une forme symbolique, dans le langage » (3).


- « Vous n’avez pas envie, pas besoin de travailler de situations, tout se passe bien dans votre activité ? ».

- « Eh bien non, tout ne se passe pas bien, mais ce n’est pas ça le problème, on n’a rien à faire ici, ce n’est pas à nous de nous remettre en question ».


Puis, les faisant verbaliser autour de ce que représentait la supervision collective pour eux, j’ai pu accéder aux enjeux liés à cette attaque du cadre. En fait, ces travailleurs sociaux vivaient ce que Gilles Herreros nomme « violence ordinaire dans les organisations », c’est-à-dire « ces multiples comportements, éminemment ordinaires, entre collègues, entre hiérarchiques et subordonnés, le plus souvent recouverts d’insignifiance parce que relevant, en apparence, des règles du jeu de la vie au travail, qui sont source de tensions, d’humiliations, de vexations, d’injustices ... » (2) Il s’agissait donc pour moi de « … remonter la chaîne de cet « agir » qui, dans l’organisation engendre du « pâtir », et ce d’autant plus facilement qu’il est le plus souvent tu ou ignoré [et ainsi] œuvrer à l’énonciation de ce qui, au quotidien, use les salariés et les abuse » (2).


Depuis plusieurs mois, de fortes tensions étaient à l’œuvre entre les acteurs de terrains et les acteurs hiérarchiques. Les travailleurs sociaux exprimaient un manque de moyens matériels, humains, une perte de sens dans leur quotidien de travail liée à des fonctionnements organisationnels et institutionnels imposés et en désaccord avec leurs principes moteurs. Jusqu’à ce que ceux-ci exercent un droit de retrait, et c’est dans ce contexte que les acteurs hiérarchiques décidèrent de mettre en place une supervision collective. Les travailleurs sociaux le vivaient donc comme une réponse inadéquate à leurs demandes : pour eux, leurs voix n’avaient pas été entendues. De plus, ils percevaient le dispositif comme une demande de remise en question des acteurs de terrain et ainsi un dénigrement de leurs compétences.


Après verbalisation, élaboration autour de cette violence qui m’était envoyée mais non adressée, une violence qu’ils subissaient et me renvoyait en miroir, nous avons pu travailler autour d’une situation amenée par le groupe.


Car comme le dit André Lévy : « qu’elle s’exprime par des actes, dans la pensée ou par le langage, la violence est en effet à la fois en nous et hors de nous (comme on dit de quelqu’un en colère qu’il est « hors de lui ») ». Et, « le plus souvent les causes et les visées véritables de la violence [sont ignorées par ceux qui la produisent], de même que la dynamique psychique complexe et l’histoire qui les a générées. » (3).


L’ayant bien à l’esprit, le travail des psychosociologues cliniciens est d’éclairer ce qui conduit à l’expression de la violence afin d’éviter ce que Pierre Benghozi nomme « agonie psychique ».


Cette violence ayant pour objectif de me mettre dans l’impossibilité de travailler, en miroir à ce que les travailleurs vivaient dans leur relation à la hiérarchie, s’est transformée en ressource pour mieux saisir dans quoi ces travailleurs sociaux étaient pris, car « la violence adressée à l’un peut ainsi être en rapport avec une violence refoulée subie dans le passé de la part d’un autre, que l’on n’ose pas attaquer ou que l’on évite d’affronter directement, soit par crainte de représailles, soit que l’on continue à s’identifier à lui, soit parce qu’il est inaccessible (mort ou absent), soit encore qu’il est oublié ou méconnu. » (3).


Andréa Deseure, Psychosociologue clinicienne



(1) « Quand l’équipe fait bloc, contenance ou violence institutionnelle ? » Sébastien Chapellon, NRP N°30 p 169-182 (2020)

(2) « La violence ordinaire dans les organisations - Plaidoyer pour des organisations réflexives - », Eres. Gille Herreros. (2012)

(3) « Penser la violence », André Lévy Dans Nouvelle revue de psychosociologie 2006/2 (n°2), pages 67 à 89



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