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Le saut dans la transformation et les défis de l’atterrissage

  • Expression
  • 4 sept.
  • 5 min de lecture

Au fil de leur évolution, toutes les organisations connaissent des périodes de transformation significatives, qui se distinguent des changements ponctuels inhérents au fonctionnement courant. Ce sont des traversées importantes, qui nécessitent souvent d’être accompagnées et pensées, compte tenu de leur impact sur les professionnels et les équipes. Certaines transformations sont vécues comme imposées de l’extérieur, par des décisions hiérarchiques, des changements institutionnels ou sociétaux, ou encore par des crises qui surgissent à notre insu. Mais il existe aussi des transformations souhaitées et décidées par les acteurs eux-mêmes, animés par le désir d’évoluer ensemble vers un idéal commun.

Depuis 2018, Expression vit une transition importante vers la gouvernance partagée et la structure coopérative. Cette transformation a été portée à la fois par une volonté collective de repenser les positions de pouvoir au sein de l’organisation, et par le souhait de sa fondatrice et directrice, Christine Olivier, de préparer sa retraite et de faire vivre Expression comme un collectif, au-delà de sa personne. J’ai participé activement à ce processus au cours des deux dernières années, en tant que « gardienne du chemin », un rôle pouvant susciter des représentations et des attentes très diverses.

Pour ma part, j’étais chargée de veiller à ce que le collectif atteigne des objectifs très concrets : devenir une Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) et se structurer de manière à permettre le départ de sa fondatrice ; directrice et gérante, qui occupait une place centrale, à la fois sur le plan pratique et symbolique, tout en restant une organisation viable et solide. Ce triple objectif exigeait une articulation complexe entre le cadre, le processus et le produit-résultat, dans une démarche de co-construction réunissant des personnes aux places et responsabilités très différentes.

Ce que nous sommes aujourd'hui comme organisation coopérative est le fruit du travail et de l'engagement de tous ceux et celles qui se sont impliqués dans la transformation, de manière ponctuelle ou continue au fil des ans, avec le courage de se lancer dans cette aventure collective. Nous avons osé prendre le risque de renoncer à ce qui était familier, sans même être en mesure d'entrevoir ce que cela pourrait devenir, en nous livrant à l'expérience de l'ambivalence inhérente à ce processus de changement et de transmission.


L’ambivalence face au changement


D'un côté de l'ambivalence, il y avait le désir d'exercer un pouvoir créateur, d’inventer collectivement une nouvelle réalité qui pourrait concrétiser nos idéaux communs et instaurer ensemble une organisation plus conforme à nos souhaits. Unis par des valeurs coopératives, d'égalité, de démocratie, de pouvoir partagé et non hiérarchique, anti-néolibérales et anti-individualistes, entre autres, nous aurions la possibilité de construire une manière coopérative de produire et de travailler ensemble.

D'un autre côté, nous ne voulions pas complètement abandonner le déjà connu, qui nous unissait en tant que collectif, ne sachant pas clairement ce à quoi nous allions devoir renoncer à la fin du processus, ni si nous étions prêts à le faire. Même si nous avions conscience que l’existant n’était pas viable à terme et qu'un changement était inévitable, il nous offrait encore un refuge, bien qu'inconfortable et déjà inadapté à la réalité qui s'imposait.


S’élancer dans le vide de l’incertitude, entre liberté et résistance


En somme, sans en être pleinement conscients, nous avons choisi de vivre cet espace-temps indéfini, à la fois excitant et angoissant, entre le saut dans l'inconnu de la transformation avec la perte de repères et les retrouvailles rassurantes avec de nouveaux repères (re)construits. Il s'agissait de cet intervalle entre le moment où l'on se raccroche à la poignée de la porte de l'avion, ayant l'illusion de sécurité face au vide avant de sauter ; et l'issue incertaine de la rencontre avec la contenance du parachute ouvert. Dans ce saut, dans cet entre-deux vécu comme un écart entre l'avant et l'après, nous sommes lancés et nous nous lançons dans une atmosphère d'incertitudes, dans la multiplicité vertigineuse des directions possibles, où le vol en tant que choix est pensé comme libre, mais vécu comme n'étant pas si libre que cela.

Tout comme la gravité, la limite du temps s'impose, de même que l'angoisse d'un chemin sans retour. Les phénomènes groupaux s'imposent à l'individu et au groupe, malgré eux. L'air, invisible, exerce une résistance impressionnante, inattendue et paradoxale : il nous freine en s'opposant avec force au mouvement du corps, mais sans nous retenir. L'air résiste à notre chute sans l'empêcher et sans nous soutenir, nous permettant de poursuivre notre mouvement en dépit de sa résistance, à notre grand désespoir, mais aussi à notre vif soulagement.

Comme l'air, la résistance n'est perçue que par ses effets, nous avons du mal à la reconnaître en nous, mais elle est bien là, à l'œuvre dans l'enjeu de nos ambivalences. Nous voulons transformer, voir nos idéaux réalisés, les concrétiser dans une réalité idéale. Mais les réaliser, les transformer en actions, en décisions, les traduire en choix pratiques et concrets signifie, en quelque sorte, risquer de les perdre, de les contaminer avec la dureté de la réalité ordinaire.


L’épreuve des différences dans la construction collective


Nous résistons parce que la concrétisation d'une transformation guidée par des idéaux et des valeurs nous oblige à faire face aux contradictions inhérentes à leur confrontation avec la réalité. Cela implique également, en tant qu'œuvre collective, de prendre conscience que les idéaux et les valeurs qui nous unissaient ne sont pas si homogènes ; nos représentations et nos projections idéalisées de ce que nous voulions devenir, de leur traduction en décision puis en actes, sont finalement moins partagées que nous l’imaginerions ; nos aspirations pour l'avenir, que nous pensions communes à tous, se révèlent plus personnelles que nous ne les avions supposées.

Dans ce processus de reconstruction collective de nouveaux repères, des différences entre nous, jusqu'alors bien cachées de nous-mêmes pour soutenir une identité commune, apparaissent à la surface. En se révélant et en générant des conflits, ces différences menacent nos liens si bien organisés par tout ce que nous avons dû laisser de côté, à notre insu, pour nous aventurer ensemble dans cette quête de concrétisation d'un idéal jusqu'alors vécu comme univoque et partagé. Mais c'est précisément le travail individuel et intersubjectif avec tout cette matière hétérogène, même s'il peut être éprouvant et parfois douloureux, qui nous permettra de mûrir et d'évoluer en tant que collectif et en tant qu’individus.


De la traversée à l’atterrissage : stabiliser pour évoluer


Nous pouvons maintenant affirmer que le parachute s'est ouvert, que nous avons défini de nouveaux repères et que d'anciens repères sont devenus des choix conscients, ce qui nous assure un vol plus stable et nous permet de nous resituer dans le temps et dans l'espace. Nous réorganisons progressivement nos affects et notre pensée, ce qui nous amène à prendre de la distance, afin de mieux comprendre cette traversée. L'atterrissage est toujours attendu et nécessaire, nous pouvons déjà l'entrevoir. Avec lui, un cadre plus clair, des limites, des places et des processus bien identifiés. Une fois sur la terre ferme, le défi ne sera plus de contrôler le mouvement, mais de le soutenir.

Nous sommes inévitablement confrontés à nouveau au décalage entre l'attendu et le concrétisé, entre l'idéal et la réalité, même si tous les deux ont été transformés. Différentes sociétés se battent depuis des décennies pour trouver des formes d'organisation du pouvoir plus justes et plus égalitaires, nous ne pourrions pas non plus échapper à nous-mêmes et à notre humanité dans notre quête d'une organisation coopérative et horizontale.

Comme dans tout processus de transformation, la question est de savoir ce que nous faisons maintenant de ce que nous avons été capables de construire jusqu'à présent. Car ce qui alimente la volonté de continuer, c'est précisément le décalage entre le désir et la satisfaction. L'impossibilité fondamentale de faire coïncider l'un et l'autre apparaît comme le moteur de notre existence. Elle nous pousse à toujours vouloir faire mieux qu'avant, à aller vers une évolution constante et, heureusement pour nous, jamais achevée.



Carol Vargas, psychosociologue clinicienne

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