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Retour sur les lectures d'été

Dans la lettre d’info du mois de juin, des intervenants d’Expression ont proposé des lectures pour les vacances. Nous souhaiterions dans cette lettre poursuivre l’échange et vous faire part de réactions, de retours des lecteurs…


Au mois de juin, j’étais… un peu en manque de temps et de respiration mais l’été, pendant les vacances, qui évoquent un rapport au temps différent, je retrouve un peu d’espace. Je remercie ceux qui m’ont aidé dans le choix de mes lectures. J’avais envie de me replonger dans des classiques. J’ai donc choisi Anne Karénine de Tolstoï. J’avais un vague souvenir d’avoir lu « Guerre et paix » sans être capable d’en dire quoi que ce soit de précis. Je me suis doutée qu'avec un titre pareil, cette lecture pourrait faire évoluer mon rapport au genre, au féminisme. Le roman commence ainsi : « Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon ». Tolstoï écrit un moment de l’histoire humaine en donnant à voir la passion amoureuse vécue par Anna, noble russe des années 1870. Mais Tolstoï décrit aussi ce qui se passe pour les femmes et les hommes issus du même univers social qu’Anna. Ainsi nous découvrons la vie, les sentiments, les émotions, les engagements, les mesquineries de personnes bien différentes : Levine, Dolly, Stépane, Kitty, Vronski et d’autres encore. Cette fresque sociale nous invite à percevoir les conventions, les carcans, les contradictions, les infidélités, mais aussi les interrogations de cette noblesse russe. Le pouvoir des femmes, dans cette classe sociale, est bien sûr, inégalement partagé avec celui des hommes notamment sur les conséquences de ce qui est nommé « infidélité dans le couple ».

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Parmi quelques autres délices, ce que je trouve étonnant dans Anna Karénine, c’est, dans les dialogues, la cohabitation d’une rigueur protocolaire et d’une subtilité organique du ressenti. Il y a un jeu entre “ce qui est dit” et “ce qui n’est pas dit mais qui s’exprime clairement malgré tout, et d’un commun accord”. Ça jongle avec les codes de l’aristocratie que Tolstoï nous décrypte au fur et à mesure ; des codes qui m’auraient semblé restreindre la fluidité de la relation et qui, pourtant, lui apporte plus de nuances encore. Ici, les attitudes physiques, les expressions émotionnelles fines ont, la plupart du temps, plus d’importance que les mots et ce qu’ils contiennent. Que chaque personnage principal dispose d’une telle palette de sentiments, d’émotions et de ressentis me touche. Mais l’extrême délicatesse de la description par Tolstoï de ces sensibilités me fascine. Plus encore, la capacité de chacun de prendre le temps de savoir comment réagir à ce qui les traverse, en fonction de son dessein, des codes de classes et du contexte témoigne d’un sens élevé de la responsabilité existentielle. Et ici,Tolstoï excelle dans la qualité de description de ces discernements. C’est une occasion pour moi de descendre plus encore et en corps dans l’affinage de mon ajustement à la vie.

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Parce que la transformation, pour Expression, passe aussi par le corps, les ressentis, les émotions, la présence, je fus attirée par ce titre : Agapè, danser à l'hôpital1 de Thierry Thieû Niang. La postface était prometteuse : « Dans l’hôpital Avicenne, un humain élégant dans son humilité offre à la souffrance et à la solitude une oreille attentive, trois notes sur un téléphone ou un corps à l’aise et délié … Thierry Thieû Niang est un habitué de ces simples corps à cœurs. Avec lui, la maladie, le handicap, la vieillesse se tiennent un temps à carreau. » Dans la paix des montagnes Corses, j’ai lu ces échanges ; des personnes se racontent et Thierry Thieû Niang incarne ce que cette rencontre lui inspire, une légère pression de main sur une épaule, un sourire, des regards, jusqu’à danser pendant une heure ; souvent la musique les relie. Dans ces exils identitaires que sont la maladie ou la vieillesse à l’hôpital, où l’on peut perdre et soi-même et les autres, Thierry Thieû Niang propose avec une infinie délicatesse, une toute petite chose qui s’appelle la présence à l’autre.

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Parmi les lectures proposées par Expression, j’ai eu envie de lire le roman de Roddy Doyle parce que j’avais, à ce moment-là, une envie de me rendre à Dublin mais aussi parce que je ne savais pas si son titre, « La femme qui se cognait dans les portes », tout en clairement annonçant le thème des violences conjugales, serait alors employé comme une excuse, une remarque, un reproche ?

J’ai alors rencontré Paula ! Paula Spencer ! Qui à la mort de son mari se souvient alors de sa vie, ses espoirs, sa famille, son bel amour, ses joies, ses peurs, ses détresses. Elle nous raconte en toute simplicité la jeune fille qu’elle a été, la jeune mariée, la mère qu’elle est devenue. Avec ses mots, sans plainte, elle raconte une certaine fatalité de sexe, de condition sociale. Avec distance, sans colère, elle raconte les coups, la perte de soi. Mais Paula se bat. Elle se bat comme elle peut, seule, dans l’indifférence et en silence. Paula est une femme forte, courageuse, discrètement, comme il en existe tant ! Et j’étais si fière de Paula à la fin de ma lecture. Et si étonnée tout à coup de me rappeler que ce texte était écrit par un homme !

Le collectif Expression et un fidèle lecteur de nos lettres



1 Agapè, danser à l'hôpital, Eres, 2022. Danseur et chorégraphe, Thierry Thieû Niang est en résidence artistique dans les services d’oncologie et d’hématologie à l’hôpital Avicenne à Bobigny, où il accompagne en dansant les patient·e·s hospitalisé·e·s.


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