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Une brochette épopée


Nous nous morfondions ensemble alors que s'empilaient sur nos pupitres les réponses négatives aux appels d'offre. Nos imprimantes bouillaient encore des jets d'encres de nos insuccès. Nous avions fourni des efforts méritoires, chevauchant entre les injonctions institutionnelles paradoxales, les objectifs inatteignables, les tournures technocratiques, les formules diplomatiques et les délais déraisonnables. Nous avions même été régulièrement récompensés, d'une deuxième ou d'une troisième place. Sur le podium des propositions préalablement retenues quand même, le sacrifice semblait plus doux. L'économe était exsangue mais le narcissisme intact. Les politesses protocolaires accompagnant les refus variaient peu. Nos offres, malgré l'intérêt remarquable de la démarche pédagogique et la qualité indiscutable de nos cheminements, n'avaient pas été retenues. Parfois, le cabinet Estafilades avait fait moins cher et nous avait dépassés de 0,8 point dans le barème affecté à l'offre économiquement mieux-disante. D'autres fois, le cabinet Bonsensus nous grillait sur le poteau, à la faveur de curriculums vitae mieux fournis dans le domaine subséquent. Il y eut aussi des réponses nous classant en queue de peloton, pour lesquelles nous dûmes convenir que nous étions sans doute, sur ces coups là, pile à côté de la plaque. A force d'empiler d'hypothétiques possibilités de victoires, nous nous étions peut-être un peu égaré-es dans des champs exotiques. Nous participâmes à moult auditions. Auréolés de l'espoir caractéristique des présélectionnés, nous peaufinions de délicieux power-point respectueux de notre nouvelle charte graphique, orange comme les vitamines. Là encore, les défaites furent beaucoup plus nombreuses que les succès et nous retournâmes au four et au moulin, afin de pétrir de nouvelles propositions, toujours moins chères et plus expertes, bouillantes et pugnaces comme nos imprimantes. Nous entamâmes courageusement une exploration des raisons de nos recalages en confiant à l'un des nôtres un bilan rigoureux de nos quarante derniers fiascos. Il en sortit une série d'hypothèses toutes intéressantes mais dont l'analyse comparative confinait à l'aporie. Nous perdions contre des plus gros ou contre des plus petits que nous, contre des moins chers et contre des plus chers, contre des spécialistes et des généralistes. Nous perdions de peu ou plus largement. Et c'était peut-être la faute à la crise, la faute à l'époque ou la faute à pas de chance. La seule chose à faire consistait à persévérer. Alors nous persévérâmes dans ce qui constitue le gras de notre métier 1. Mais ce gras du métier devenait sa portion congrue. Nous sentions poindre en nous l'ombre du découragement. Nous entendîmes s'exprimer parmi nous quelques signaux d'allergie au verbe institutionnel appliqué aux cahiers des charges. Un son sourd en soubassement des tapotis de nos claviers. Comme un chant à sept voix que nous hurlions silencieusement pour éviter de fissurer la façade résiliente des collègues. Le cri polyphonique de l'ingénierie pédagogique soumise à l'incertitude permanente : on en a marre des appels d'offre ! Le déclin nous faisait des clins d'œil désagréables. L'avenir semblait opaque et fragile, comme notre budget prévisionnel de l'an 2014. Force fût de constater qu'il nous fallait rebondir. Alors nous rebondîmes. Nous devions élaborer un plan à très long terme censé nous permettre de nous rendre moins dépendants des appels d'offre. Produire et compiler nos propres propositions. Construire une brochure à sept voix pour renverser la vapeur. Proposer des questions plutôt que des réponses. Parler notre langue en boudant délibérément les circonvolutions habituelles de la littérature de catalogue de formations et autres Cahiers des Clauses Techniques Particulières. Remuer le tas des mots au lieu de frôler les murs des euphémismes institutionnels. Miser sur nos forces en montrant qui nous sommes. Faire confiance à celles et ceux qui apprécient nos formations. Faire appel au plaisir de se former, au plaisir de réfléchir, au plaisir de transformer son regard sur le monde. Nommer les faits sociaux, psychologiques, culturels tels que nous les entendons dans nos espaces de travail. Choisir les mots que nous aimons, et même ceux qui sont fragiles, incertains, discutables. « Appréhender » plutôt que de « gérer ». Proposer des objectifs modestes. Afficher la couleur. Suggérer des thèmes de formation, de réflexion à plusieurs dans un petit cahier que nous voulions beau et sincère. Nous dévorâmes l'exercice avec un enthousiasme revigorant. Chacune y ajouta sa patte, ses envies, ses idées. Les idées des unes faisaient contagion avec celles des autres. Nous nous amusâmes à suggérer des ingrédients de formations idéales. Nous tentâmes de répondre de toutes les manières possibles à la simple question : « si on te donnait tous les pouvoirs pour organiser une formation dans tes cordes, comment l'appellerais-tu ? A quoi ressemblerait-elle ? » Nous y parvînmes. Nous y ajoutâmes des propos d'auteur-es que nous aimions bien et fîmes appel à un décorateur tout terrain que nous savions compositeur de goûts 2. Nous l'imprimâmes en 1001 exemplaires et commençâmes à les distribuer. Les premières réactions nous firent grand plaisir car elle semblait titiller les esprits comme nous le souhaitions. Désormais, nous allons la faire vivre. Diffuser notre menu. Attiser vos appétits. C'est pourquoi nous en faisons une bruyante publicité. Pour vous dire la vérité : nous aimerions nous aménager un avenir qui ressemblerait davantage à cette brochure qu'à un volumineux CCTP. Comme nous sommes réalistes, nous enchaînons encore les réponses aux appels d'offre. Mais comme nous entretenons aussi notre droit à l'épopée pédagogique, nous vous demandons encore : avez-vous vu notre plaquette ?

Briac CHAUVEL, Anthropologue-Intervenant, Expression

1 Répondre aux appels d'offre, c'est parfois le gras de notre métier. C'est un peu rébarbatif mais c'est la principale serrure à ouvrir pour exercer nos métiers, animer des formations, intervenir auprès des professionnels, proposer nos méthodes, susciter des questionnements, des remises en question, des hypothèses, des désirs de changements professionnels et institutionnels. Il faut le faire. Perdre souvent pour gagner un peu. C'est lorsqu'on a le sentiment de ne faire plus que cela, sans succès, que ce gras là peut prendre une trop grande place… Un « à quoi bon ? » intérieur commençait d'ailleurs à me hanter l'oreille lorsque je remettais le cœur à l'ouvrage. 2 Il s'agit de Nicolas Soulabail. Voir son site www.inkOj.com


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