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De la solitude du chef : se perdre ou se retrouver dans la transformation ?


Au fil de nos interventions, formations ou accompagnements, combien de cadres, responsables, managers, déclarent se sentir seuls ? Tant l'a si bien dit Paul Valéry : « Un chef est un homme qui a besoin des autres ». Dans le contexte actuel, de transformation en profondeur de nos organisations, ce ressenti s'amplifie et peut mener à l'impuissance. Freud évoquait trois métiers impossibles : « éduquer, soigner, gouverner », à savoir « Des métiers dans lesquels on peut être sûr d'un succès insuffisant. ». Aujourd'hui, rien n'interdit d'élargir la remarque Freudienne à la notion plus contemporaine de management1. Au travers de la récurrence des problèmes et critiques exprimés, de l'incroyable prolifération de techniques pour y remédier, de la surenchère de compétences à développer ou de l'émergence de nouvelles formes d'organisation (entreprise libérée, holacratie) ne sommes-nous pas, tout simplement, en train d'écrire la chronique d'une mort annoncée ? A minima du management intermédiaire ?

Car finalement à quoi sert un manager ?

Bien sûr, il y a un statut, mais qui aujourd'hui, ne suffit plus à asseoir une légitimité. Les travaux de H. Mintzberg2 , ont mis en évidence 10 rôles différents qui se structurent autour de trois dimensions : la relation, la communication et la décision. Mais quelle en est la finalité ? D'aucuns la définissent comme la transformation du travail en performance, mettant ainsi l'humain au seul service de la performance économique et financière. Nous retiendrons la définition, de V. de Gaulejac, qui pose clairement les enjeux organisationnels actuels : « L'utilité première du management réside dans son rôle de médiation des contradictions organisationnelles. » Et de préciser : « … rôle qui ne peut être tenu avec pour seul horizon l'instrumentalisation de l'humain au service de la performance et de l'efficience. »3 , pour ne pas perdre la question du sens. Aujourd'hui, dans un contexte marqué par le rythme accéléré des transformations organisationnelles, les managers se trouvent souvent pris au cœur d'injonctions paradoxales. Présentées comme des oxymores porteurs de créativité, elles sont le plus souvent vécues comme autant d'impasses. « Plus et mieux, plus vite, avec moins », est devenu le mot d'ordre des directions générales, sans oublier de préserver, voire de renforcer la qualité de vie au travail. Il n'est pas ici question de discuter la nécessité des transformations organisationnelles, mais de rappeler qu'elles impliquent des périodes de transition chaotiques qu'il faut accompagner. Les managers de proximité, parce qu'ils voient toutes les difficultés que leurs collaborateurs rencontrent, sont en contact direct avec le réel de l'activité. Ils en sont d'autant plus vulnérables, et d'autant plus indispensables, acteurs clé de voute de la transformation. Pourtant ils peinent à assumer leur rôle stratégique, donner du sens et fédérer les équipes autour de valeurs et de projets communs. Dans la nouvelle culture managériale, le manager est sommé de sortir de sa zone de confort, pour aller au-devant des autres et de nouvelles opportunités ! Il doit développer de nouvelles compétences - vision, créativité, intuition - savoir manager, voire coacher, des collaborateurs, en recherche de sens et de liberté, et développer leur responsabilité. Le manager postmoderne doit organiser le « travailler-ensemble » dans une ambiance conviviale et bienveillante4. Car les nouvelles formes d'organisations, le management par objectifs, par projets, l'entreprise libérée, exaltent les performances individuelles, et renforcent la solitude et la méfiance au travail. J. Cultiaux parle de « production de collectifs individualisés, c'est-à-dire d'ensembles d'individus soumis aux mêmes contraintes organisationnelles, mais incapables d'y faire face de manière solidaire et coordonnée »5. A l'heure où la transversalité, les mutualisations, les projets, sont au menu de toutes les organisations, multipliant ainsi les réseaux relationnels, les managers se disent toujours plus seuls et désemparés ? De quoi nous parlent-ils ? Bien sûr, perdure un modèle traditionnel du chef, que Sophocle résumait parfaitement : « Un chef avisé montre sa force et dissimule ses points faibles. ». Mais il y a là, au-delà du sentiment de solitude déclaré, l'expression d'une perte de sens, d'utilité, de confiance et d'un manque de reconnaissance. Nous sommes loin de la solitude créative d'un nécessaire travail d'introspection que demande la fonction de manager6. Face à ces différents constats, comment accompagner les managers de proximité, comment ne pas ajouter de l'injonction à l'injonction, pour les sortir de ressentis paralysants et les engager dans la transformation ? Gilles Arnaud nous trace la voie : « Un contexte qui exige à la fois vigilance, acuité d'analyse, réflexivité et engagement, afin que l'individu dépasse les logiques contradictoires dans lesquelles il est pris, puis construise sa place subjective dans un collectif de Sujets où la solidarité n'est pas un vain mot, mais une absolue nécessité. »7 La réflexivité est un double mouvement de réflexion (au sens de réfléchissement et au sens d'analyse) dont la vocation est de revisiter une pratique dans le but de la transformer. Au sein de collectifs de pairs, espaces de réflexion et de mise en action, ce travail réflexif peut permettre de redéfinir un positionnement managérial personnel, en lien avec le contexte organisationnel et institutionnel. En s'attardant notamment sur les questions fondamentales de pouvoir, leadership, conflictualité, changement, il ne s'agit pas de tendre vers un idéal inaccessible, mais de faire face à ses propres ambivalences, pour progresser. Toutefois, vouloir réellement sortir « le chef » de sa solitude, n'est-ce pas poser la question du métier ? Considérer et faire vivre le management comme un métier, au sens de la clinique de l'activité 8, implique de travailler les quatre dimensions du métier : personnel (expérience, compétences), interpersonnel (échanges, soutien), trans-personnel (normes, règles), impersonnel (la prescription, par exemple : les bonnes pratiques), et les faire dialoguer entre eux. Faire vivre le management en tant que métier, c'est sortir de l'injonction paralysante des bonnes pratiques. Partant de là, c'est bien le développement du métier plutôt que l'analyse des pratiques, qui est visé. Ce n'est pas uniquement l'individu dans l'activité qui est concerné mais aussi l'activité dans l'individu. Cette démarche, allant de l'individuel vers le collectif, permet à la conscience professionnelle du métier de s'exprimer et de construire, au quotidien, la gamme des opérations possibles dans un milieu donné. Clavier commun, il dote le collectif, d'un instrument de travail et d'une instance de légitimation, pour prendre des libertés avec le métier de manager. Chacun peut ainsi, s'affranchir des routines et développer le style d'une action singulière et concertée, pour accompagner activement la transformation. Dès lors, pourquoi ne pas passer du codéveloppement des pratiques managériales au codéveloppement du métier de manager dans la transformation ?

Laetitia Ricci, intervenante consultante pour Expression

1 Nous emploierons dans le reste de l'article le terme de management, car c'est bien celui-ci qui domine dans tous les secteurs de la société, au-delà du secteur marchand, dans la fonction publique, les secteurs sanitaire, social, culturel, universitaire… 2 Henry MINTZBERG – Le manager au quotidien : les dix rôles du cadre – Les éditions d'organisation - 1984 3 Gilles ARNAUD, Jean-Philippe BOUILLOUD – « Entretien avec Vincent de Gaulejac : Le sujet au cœur des paradoxes du management », Nouvelle revue de psychosociologie 2012/1 (n° 13), p. 265-275. 4 Arnaud LACAN – Management & Avenir - 2016/8 (N° 90) - Pages : 218 5 John CULTIAUX, « Nouveau management public et sujet critique : enjeux idéologiques, collectifs et subjectifs », Nouvelle revue de psychosociologie 2012/1 (n° 13), p. 195-207. 6 Bpifrance a réalisé une étude en 2016 auprès de 2 400 dirigeants de PME et d'ETI par le biais d'entretiens et de questionnaires envoyés à 30 000 dirigeants. 7 types de solitude y étaient décrits. 7 Gilles ARNAUD, Maryse DUBOULOY – « Introduction », Nouvelle revue de psychosociologie 2012/1 (n° 13), p. 9-14. 8 « Développer le métier : le collectif dans l'individu » – Y Clot – Conférence - 31 mars 2014

BIBLIOGRAPHIE 1. H. MINTZBERG « "Le manager au quotidien : les dix rôles du cadre » Editions d'organisation – 1984 2. « Le management « hors sujet » sous la direction de G. ARNAUD et M. DUBOULOY – Nouvelle revue de psychosociologie, - Eres – Printemps 2012 3. A. LACAN – « La postmodernité dans l'entreprise : quel manager pour relever le défi ? » - Management & Avenir - 2016/8 (N° 90) – Pages : 218 4. « L'état du management 2018 » - Dauphine Recherches en Management - 2018 - La Découverte 5. Y Clot – « Développer le métier : le collectif dans l'individu » –Conférence - 31 mars 2014 6. E. DELAVALLEE « Le métier de manager : de l'expérience à la compétence » -– L'Expansion Management Review 2010/3 (N° 138), p. 120-130 7. E. ENRIQUEZ – Les jeux du pouvoir et de désir dans l'entreprise - Desclée de Brouwer – 2000 8. C. DEJOURS, Travail, usure mentale. Nouvelle édition augmentée. Paris : Bayard, 2000 9. « Etre dans la solitude » – Nouvelle revue de psychanalyse – Automne 1987


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