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Des espaces de groupalité précaires et éminemment précieux


Depuis quelque temps, cette phrase de J.J. Rousseau me soutient dans mon travail d’accompagnante des personnes et des équipes, au sein de la transformation des organisations et des territoires :


« C’est la faiblesse de l’homme qui le rend sociable ; ce sont nos misères communes qui portent nos cœurs à l’humanité : nous ne lui devrions rien si nous n’étions pas hommes. Tout attachement est un signe d’insuffisance : si chacun de nous n’avait nul besoin des autres, il ne songerait guère à s’unir à eux. Ainsi de notre infirmité même naît notre frêle bonheur. »[1]


Je crois profondément aux dispositifs groupaux. Revendiquer la puissance du groupe, de la parole qui circule, des résonnances intersubjectives, c’est lutter contrece que J.P. Pinel appelle « l’avènement de l’hyper-individu, en quête de satisfaction sans limites, soumis à des normes de performance et récusant toute forme d’hétéronomie[2]. »


Retour sur une expérience qui vient ancrer une intuition qui lentement prend forme :


« J’accueille le groupe, 13 femmes. Encore une nouvelle arrivée, depuis la dernière séance. A nouveau, présentations, je partage mes principes de travail : Confidentialité, écoute, respect, désaccord, parler avec du JE. Puis j’ouvre l’espace de parole pour un « tour d’actualité ». Il s’agit d’un temps pour se poser dans l’ici et maintenant, refaire groupe, partager ce avec quoi elles arrivent et si elles ont une situation, un questionnement à mettre au travail. Silence, long silence. Aussitôt, en moi, surgit l’interrogation, qu’est-ce qui bloque la parole ? Alors, l’une démarre, elle me donne des nouvelles de l’organisation, les nouveaux changements, les autres complètent. Encore une institution en profonde transformation, changement de cœur de métier, changement de modèle économique ! Une autre raconte, leur 3ème cheffe de service (depuis 6 mois que je les accompagne) a changé de poste ; à nouveau, vacance de responsable ! Elle peut dire sa colère, dire qu’elle a pu la partager avec l’équipe. Elles n’ont pas de situation à mettre au travail. Nouvelle interrogation, qu’allons-nous faire pendant 3 heures ?! Lentement la parole circule. Estelle commence de façon très factuelle, racontant le renouvellement de son CDD, qu’elle a appris à sa demande, une semaine avant la fin du contrat. Un 3ème CDD qui pourra donner lieu, mais ce n’est pas sûr, à 2 avenants pour prolonger. Je commence à comprendre pourquoi la parole a du mal à circuler.


Alors, lentement, très lentement, nous prenons du temps pour accueillir la parole de chacune, du temps pour leur permettre de dire ce qui se passe pour elles. Elles peuvent mettre des mots sur leurs émotions, qui résonnent de l’une à l’autre. Ensemble, nous essayons de distinguer ce qui se joue, pour elles, au niveau de l’organisation du travail et au niveau de l’institution.


Elles font, elles-mêmes le lien entre ce qui se passe dans l’organisation – Plus personne ne sait qui fait quoi ! – et l’organisation de nos séances. Qui envoie, qui reçoit les invitations ? Qui participe ? Alors je partage avec elles ce que cela me fait, à moi. Dans quelle tension cela me met, à quelle place ? Pourquoi prendre quelle place ? Ensemble, nous pouvons être actrices de la prise en charge de ces séances, plutôt que complices de l’impact humain de la transformation organisationnelle.


Voilà, cela nous aura pris 1 heure 30 pour que chacune retrouve une part d’humanité. Alors seulement, nous pourrons abandonner les impacts de la transformation organisationnelle pour nous pencher sur leur cœur de métier, l’accompagnement de l’humain et de ses fragilités. Ensemble, nous ferons en fin de séance, le constat qu’il est bon de mettre au travail leur métier. »


Alors qu’ai-je fait ? De l’analyse de la pratique ? De la supervision ? de la régulation ? Quelle méthodologie, quel protocole ai-je donc suivi ? Quelles compétences leur ai-je permis de développer ? A quels objectifs avons-nous contribué ? Je ne sais s’il serait utile d’essayer de répondre à ces questions.

Je pense à l’analyse de G. Gaillard et J.P. Pinel : « L’une des modalités d’emprise et de destruction opérée par le management « gestionnaire » consiste à mettre en acte un mouvement incessant d’exigences nouvelles, réglementations, procédures, etc. … Ils s’épuisent ainsi à répondre aux exigences des directions – elles-mêmes pressurisées par les exigences d’intégration des nouvelles lois, et autres mises aux normes. Ce flux constant d’excitation contraint à l’immédiateté, inhibant tout mouvement d’appropriation subjective. Ce mouvement de restructuration permanente, …, engendre précarisation subjective et attaque de la professionnalité. [3].


Dans ce contexte, j’ai juste permis – grâce à ce tour de parole, qui précautionneusement, avec une infinie délicatesse, devient un espace où peuvent se dire les émotions, partager des valeurs – de faire une place à des petits bouts d’histoire de vie.


Je crois, comme le dit C. Allione, que j’ai juste participé à leur redonner une place de sujet, ce dont il fait un des axes de travail de la régulation : « Restaurer chez chaque participant, un peu de la subjectivation[4] indispensable à la clinique »[5]


Ainsi, mon intuition s’ancre désormais comme une conviction tranquille. A l’instar de ce que nous proposons en fin de séance, un espace de régulation, pour revenir sur le fonctionnement du groupe, pour déposer ce qui peut encombrer, comme un sas émotionnel, il peut être intéressant, pour lutter contre l’emprise gestionnaire, de proposer en début de séance, pour paraphraser C. Allione, « un temps de restauration de la subjectivation ». Préalable indispensable à la mise au travail des pratiques professionnelles, de la professionnalité.


Résonnent en moi les paroles de G. Gaillard : « Lorsque la parole s’énonce au plus près de l’affect, sur les franges du préconscient, elle se fait le lieu de l’intersubjectivité, cet entre-deux où le petit d’homme s’humanise, où il prend place parmi d’autres. En institution, il est des temps, des espaces où les professionnels parviennent à constituer une groupalité qui autorise une telle émergence vivifiante. Ces espaces sont précieux, bien qu’éminemment précaires. »[6]


Mon métier c’est celui-là : proposer, tenir et soutenir des espaces de groupalité précaires et éminemment précieux, pour que la subjectivité et le désaccord – donc la vie et l’intelligence – puissent s’exprimer et circuler, quel que soit le dispositif.


Laetitia Ricci, psychosociologue, formatrice et coach



[1]Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile, IV, O.C. IV, p. 503. [2] L’analyse de la pratique en institution : un soutien à la professionnalité… dans un contexte d’emprise gestionnaire, Georges Gaillard Jean-Pierre Pinel, ERES | « Nouvelle revue de psychosociologie » 2011/1 n° 11 [3] L’analyse de la pratique en institution : un soutien à la professionnalité… dans un contexte d’emprise gestionnaire, Georges Gaillard Jean-Pierre Pinel, ERES | « Nouvelle revue de psychosociologie » 2011/1 n° 11 [4] Définition du centre national de ressources textuelles et lexicales (https://www.cnrtl.fr/definition/subjectivation) « Qui ne correspond pas à une réalité, à un objet extérieur, mais à une disposition particulière du sujet qui perçoit ». [5]Allione Claude (2018), Vocabulaire raisonné de la supervision d’équipe, Toulouse : Erès (Psychanalyse et travail social) [6]RESTAURER DE LA PROFESSIONNALITÉ Analyse de la pratique et intersubjectivité Georges Gaillard Érès, RPPG 2008/1 n° 50

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